Rencontre avec le neurobiologiste Stefano Mancuso
Propos recueillis par Vincent Remy tiré du Télérama, no. 3567
Elles s’adaptent à leur milieu, communiquent entre elles, détectent les sons… Les plantes seraient, selon le neurobiologiste italien Stefano Mancuso, dotées d’une véritable intelligence. De quoi faire germer en nous l’envie de les protéger.
Charles Darwin l’avait pressenti. Les récentes découvertes sur le monde végétal ont confirmé ses intuitions, et même au-delà : les plantes, de la plus modeste aux grands arbres des forêts primaires, ont des capacités prodigieuses. Elles sentent, voient, communiquent, apprennent, captent et émettent des sons… Bref, elles n’ont rien à envier au monde animal. Faut-il parler d’intelligence ? Professeur à l’université de Florence, auteur de découvertes stupéfiantes, Stefano Mancuso en est convaincu, au point d’avoir inventé « la neurobiologie végétale » , et d’avoir ainsi labellisé son laboratoire. A l’heure où des ordinateurs dépassent le cerveau humain, on serait bien inspiré, nous dit-il, pour sauver notre espèce, trouver de l’énergie ou lutter contre le réchauffement, de s’inspirer du monde végétal, qui, le premier, a développé une intelligence en réseau. Les plantes sont l’avenir de l’homme ! Rencontre.
Regarder les plantes autrement
« J’ai grandi dans la campagne toscane, dans une maison entourée de végétation. Mais je n’ai aimé les plantes qu’à l’âge adulte. C’est banal : les enfants préfèrent les animaux. L’amour des plantes ne peut se développer qu’avec la connaissance. Lorsque j’ai commencé à étudier la biologie végétale à l’université, j’éprouvais de l’intérêt pour la nature et pour la science, pas encore pour les plantes. Je pense d’ailleurs que les vrais connaisseurs des plantes ne sont pas les scientifiques, qui étudient en laboratoire, mais les jardiniers, qui les observent et les comprennent. C’est pendant mon doctorat que j’ai éprouvé un choc. Je devais regarder comment une racine se comporte face à un obstacle. La théorie disait que la racine bute sur l’obstacle et le contourne. J’ai construit une petite boîte transparente, pour pouvoir faire des photos. C’était stupéfiant : la racine n’attendait pas de rencontrer l’obstacle pour le contourner. Plus extraordinaire, elle empruntait toujours le chemin le plus court. Cela voulait dire deux choses : elle « savait » avant de le rencontrer qu’il y aurait un obstacle. Et elle était en mesure d’en calculer la longueur. Une révolution ! De telles capacités sont censées être spécifiques du monde animal. J’ai dit à mes professeurs qu’il fallait changer les manuels. J’avais 27 ans, et j’ai commencé à regarder les plantes autrement. Mon combat contre ceux qui niaient les capacités d’analyse du monde végétal a commencé. Et pendant des années, les découvertes se sont enchaînées. Il fallait vraiment changer de perspective…
La faute à Aristote
J’ai alors pris conscience du mépris dans lequel on tient le monde végétal. J’ai commencé à lire tout ce qui avait été écrit sur le sujet à travers l’Histoire. Ce qui m’a frappé, c’est l’absence des plantes dans la littérature, l’art, la philosophie, la religion… On en parle d’un point de vue esthétique, ou en fonction de leur usage, mais pas en tant qu’organismes vivants. Dans la Bible, Noé n’emporte sur l’Arche que des animaux. Et Daniel Defoe raconte pendant deux cents pages que Robinson Crusoé (1719) est entouré de végétaux et ne rencontre qu’au bout de deux mois son premier être vivant : une chèvre ! Jusqu’à Carl von Linné (1707-1778), et surtout Charles Darwin (1809-1882), notre vision du monde végétal a en effet été marquée par Aristote, qui a établi une répartition des êtres vivants selon qu’ils étaient ou non dotés d’une « âme ». Les plantes n’héritaient que d’une âme de bas niveau, assez proche des choses inanimées. Aristote a eu force de loi sur les sciences, en particulier sur la biologie. Pourtant, cinquante ans avant lui, Démocrite avait pensé qu’on pouvait comparer les arbres à des hommes renversés, la tête enfoncée dans le sol. Et l’élève préféré d’Aristote, Théophraste, nous a légué le plus ancien traité botanique, classant les espèces végétales selon des critères scientifiques. Lui était un fervent disciple de l’intelligence des plantes. Mais on a préféré retenir la conception d’Aristote.
Darwin, père et fils
Charles Darwin a écrit huit livres de botanique, davantage que sur tout autre sujet. Dans ses carnets, qui n’étaient pas destinés à être publiés, il n’a cessé de répéter que les plantes avaient des capacités bien supérieures à ce qu’on imaginait. Il n’a pas dit qu’elles avaient un cerveau, mais a utilisé le terme une fois, dans l’ultime paragraphe d’un énorme ouvrage : « Je crois que les apex racinaires [l’extrémité des racines, ndlr] ont les capacités du cerveau d’un animal inférieur. » Cette phrase m’a incité à commencer l’étude des racines. Il a dit une autre chose essentielle : chez tous les êtres vivants, le pôle cognitif et le pôle reproductif sont toujours opposés. Ce qui nous plaît à nous, les humains, chez les plantes, c’est leur pôle reproductif, c’est-à-dire les fleurs. Le pôle cognitif, sous terre, est celui qu’il nous faut découvrir. Cette intuition était extraordinaire ! Mais peu désireux de déchaîner de nouvelles polémiques après avoir établi que l’homme descendait du singe, Charles a laissé à son fils Francis, qui deviendrait un éminent professeur de physiologie végétale, le soin de développer sa pensée sur l’intelligence des plantes.
Qu’est-ce que l’intelligence végétale ?
Il y a de multiples manières de définir l’intelligence. La plupart du temps, ses définitions la cantonnent à l’homme et aux animaux qui lui sont le plus proches. Nous sommes obsédés par l’idée qu’elle nous appartient en propre. Je me suis battu contre cette conception absurde. Prenons un autre phénomène biologique, la reproduction. Les hommes, les champignons, les insectes et les bactéries se reproduisent de manières incroyablement variées. Et pourtant, nous utilisons toujours le même terme de reproduction. L’intelligence elle aussi revêt de multiples formes, mais elle est toujours dominée par la nécessité de résoudre des problèmes. Sans cette capacité, il ne peut y avoir de vie. Ce que font les plantes pour les résoudre, tout comme les animaux, mais de façon différente, est incroyablement complexe. Certains objectent que le cerveau d’un animal s’adapte vite à de nouvelles situations, alors qu’une plante ne sait pas s’adapter, ou du moins très lentement, par le processus de l’évolution. Je pense exactement l’inverse ! Ce sont les animaux qui sont incapables de s’adapter. Souvent, ils ne résolvent pas les problèmes, mais se déplacent pour les éviter ! Une plante, si elle n’a pas assez d’eau ou pas assez de nutriment, ou si elle subit un danger, doit résoudre le problème immédiatement pour survivre. Les plantes s’adaptent non à cause de l’évolution, mais parce qu’elles sont immobiles. Voilà la différence majeure entre le monde végétal et le monde animal : le mouvement.
De la neurobiologie végétale
J’ai créé en 2005 le concept de « neurobiologie végétale ». Cela faisait tant d’années que mes collègues et moi-même obtenions des résultats stupéfiants, qui démontraient que les plantes avaient les mêmes capacités que les animaux en matière d’apprentissage, d’échanges, de communication. Pourquoi cantonner la neurobiologie au monde animal ou humain ? La principale objection est que les plantes n’ont pas de neurones. Certes, elles n’en ont pas, au sens anatomique. Mais les neurones ne sont pas des cellules miraculeuses, ils n’ont qu’une capacité : produire et transmettre des signaux électriques. Chez les animaux, seuls les neurones ont cette capacité. Chez les plantes, toutes les cellules l’ont. Elles envoient le même type de signaux électriques que ceux produits par le cerveau, que l’on appelle des potentiels d’action.
Des sens aiguisés
L’intelligence des plantes est fondée sur une sensorialité extrêmement développée. C’est précisément parce qu’elles ne peuvent se déplacer qu’elles ont cette capacité de chacune de leurs cellules; elles sentent les plus petits changements de leur milieu, bien plus rapidement qu’un animal. Elles anticipent pour pouvoir s’adapter. Elles disposent pour cela des cinq sens humains, et de bien d’autres encore : elles perçoivent et calculent la pesanteur, les champs électromagnétiques ou l’humidité. Dotées de photorécepteurs, elles « voient » la lumière et la recherchent pour se développer. Leurs racines détectent les substances chimiques, phosphore ou azote, c’est un peu l’équivalent du goût. Et elles entendent, ce qui est encore plus étonnant ! Personne ne pensait qu’elles étaient capables de percevoir les sons. On racontait des histoires naïves : on va leur faire écouter du Mozart et elles vont mieux pousser… Nous avons démontré que les racines perçoivent les fréquences basses, entre 50 et 400 hertz, surtout autour de 200 hertz. Si l’on émet un son à cette fréquence, elles poussent vers ce son. Pourquoi ? On a établi que le spectre sonore de l’eau qui ruisselle connaît un pic à 200 hertz. Or, les racines recherchent l’eau… Non seulement elles entendent, mais elles émettent des sons ! La croissance de leurs cellules produit de mystérieux « clics ». On en ignore encore la raison, on sait juste que ces bruits sont la conséquence de la croissance. Il faut être attentif à ne pas laisser croire, comme certains livres de vulgarisation, que les plantes et les arbres ont des intentions, s’aiment, ont des amis… Ne pas transformer des découvertes extraordinaires en une sorte de dessin animé.
De grandes communicantes
Les plantes ne cessent de communiquer. Elles échangent des informations sur l’état du sol, la présence de prédateurs. Très récemment, dans notre laboratoire, nous avons sélectionné deux groupes de plantes et soumis l’un des deux à un stress – du sel dans le sol. Les plantes de ce groupe ont émis une substance chimique dans l’atmosphère qui est arrivée au second groupe, et ce groupe a développé une résistance à ce stress, en changeant sa physiologie. Le premier groupe n’a mis que quelques minutes à émettre cette substance chimique. Et, en une journée, l’autre groupe était capable de résister.
Les chimistes, ennemis des plantes
Les plantes vivent en symbiose avec des champignons, des bactéries. On sait par exemple depuis longtemps que les racines des légumineuses sont entourées de bactéries qui prennent l’azote de l’atmosphère et le transforment en nutriment pour la plante. Imaginez qu’on arrive à étendre ce processus chimique à toutes les plantes, on pourrait alors se passer d’engrais azotés ! Certes, mettre en place cette symbiose entre bactéries et plantes n’est pas simple, mais pas impossible. Un millième de l’argent utilisé pour la recherche sur les fertilisants chimiques suffirait ! Mais il est très difficile de créer quoi que ce soit qui aille contre les intérêts de Bayer-Monsanto. Cette multinationale a une cellule stratégique pour bloquer toutes les activités qui lui déplaisent. L’agriculture industrielle est une des activités les plus maléfiques qui existent sur Terre. Elle est à l’origine du maïs moderne, des plans sélectionnés, qui voient leurs racines attaquées par une chrysomèle, minuscule insecte. Toutes les variétés anciennes de maïs produisaient une substance qui attirait des nématodes, de petits vers capables de venir à bout de ces chrysomèles. Les variétés modernes issues de la sélection ont perdu cette capacité. Qu’ont fait alors les chimistes américains ? Ils ont introduit un gène de l’origan dans leur variété de maïs pour qu’il produise une substance capable de le protéger… Quelle absurdité !
Une énergie illimitée
On pourrait faire des choses extraordinaires en observant les capacités des plantes. En 2018, nous ne savons toujours pas comment fonctionne la photosynthèse, processus par lequel les plantes synthétisent des matières organiques grâce à l’énergie lumineuse. C’est un scandale, parce que si on découvrait ses principes, on aurait les moyens de créer de l’énergie jusqu’à la fin de nos jours et de façon illimitée, sans émettre de gaz carbonique et en produisant de l’oxygène. Seuls cinq laboratoires dans le monde travaillent sur cette question, il en faudrait cinq mille ! Ce n’est pas un retour sur investissement immédiat, mais on peut en dire autant de la fusion nucléaire, sur laquelle on mise des sommes d’argent énormes, avec l’argument qu’on résoudrait définitivement le problème de l’énergie. La photosynthèse a le même potentiel, et elle ne poserait aucun problème environnemental.
Un green Internet
Notre époque, qui a créé des ordinateurs et des systèmes capables de surpasser un cerveau humain, valorise l’intelligence en réseau. Je ne comprends pas pourquoi on n’utilise pas davantage l’intelligence végétale, qui a évolué pendant des millions d’années en ne vivant que pour ça, faire des réseaux. Une plante toute seule, c’est déjà un réseau. Chacune de ses cellules est en communication avec les autres. Ses millions d’apex racinaires fonctionnent collectivement. Un groupe de plantes, c’est un réseau démultiplié. Sur leur modèle, nous pourrions créer un « green Internet ». Prenons l’exemple d’une forêt, dont chaque arbre perçoit les plus infimes variations de son environnement et transmet ces informations aux arbres voisins. Si nous parvenons à capter et à comprendre ces messages, on aura le plus grand capteur sensible du monde. Ce n’est pas une chose très difficile à résoudre. De nombreux chercheurs y travaillent, parmi lesquels, en France, François Bouteau, de l’université Paris-Diderot. On vient de terminer un projet financé par l’Union européenne qui nous a permis de décoder tous les messages que les plantes s’échangent à propos de la pollution de l’air.
L’autre extinction
On parle de la sixième extinction pour les animaux, pas pour les plantes. Moi, ça me déplaît beaucoup d’apprendre qu’une espèce animale s’éteint. Mais si mille espèces animales s’éteignent, cela ne menace toujours pas la vie sur Terre. Si les plantes disparaissent, c’est fini. Apparue avec le végétal – les algues, qui grâce à la photosynthèse ont créé l’oxygène -, la vie disparaîtra avec lui. Or, nous ne connaissons que 50 % des espèces végétales, et chaque jour disparaissent des espèces que nous ne connaissions pas encore. La gravité de ce phénomène n’est pas connue du grand public, pas plus que de nombre de scientifiques. Tout part pourtant des plantes, à commencer par le climat, puisqu’elles absorbent le gaz carbonique, grand contributeur de l’effet de serre. Couper les arbres de la forêt amazonienne devrait être condamné comme un crime contre l’humanité. Souvenons-nous que le premier texte connu écrit par l’homme, un texte sumérien, trois mille cinq cents ans avant notre ère, est celui d’un père à son fils, qui lui dit comment cultiver la terre, pas seulement pour assurer sa subsistance, mais en pensant aux générations futures. Cet état d’esprit est resté celui de l’agriculture jusque dans les années 1950. Comment a-t-on pu en créer une autre, fondée sur la destruction d’espèces animales et végétales ? Il est urgent de retrouver le respect de la vie. » –
À lire
L’Intelligence des plantes, de Stefano Mancuso avec Alessandra Viola, éd Albin Michel, 240 p., 18 €.
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